Dans la chambre d’Hélène Bessette

Passons dans chambre suivante
je vous prie
Il suffit de pousser une porte
Oui, absolument
la chambre de Bessette communique avec celle de Sarraute
Sur la porte, voyez, c’est écrit
Les phrases nous trompent car le langage nous impose plus de logique qu’il n’en est souvent dans la vie, et parce que le plus précieux de nous-mêmes est ce qui reste informulé¹
Pensée à peine pensée #tropisme
(toutes ces phrases-à-peine-des-phrases juste derrière la paroi = toutes ces PAPDP qu’on retient + ces PAPDP qu’on formule sans y penser + ces PAPDP qui frôlent la conscience + etc.)
Mais de ce côté-ci
refermez bien la porte derrière vous svp
ça HURLE (chez Bessette)
Et vous allez loin comme ça, hurle l’éditeur récalcitrant informulé²
Parce que : rien qui hurle plus que la pensée à peine pensée
(elle prend tout l’espace)(et la paroi est si mince pour qui n’est pas dupe)
Et si ça hurle c’est aussi peut-être parce que
Levez les yeux mesdames et messieurs
Oui, absolument
Comme dans Terminator
(je vois qu’on a de la culture… C’est bien… ça)
Vous la voyez comme je la vois
C’est bien une plaque d’acier qui s’abaisse à vitesse lente inexorable
À deux mètres now au-dessus de nos têtes #broyage
alors
écrire vite
ÉCRIRE VITE
PLUS VITE

She is too busy to arrange
Roman sans paysage.
Pas de décor.
Pas le temps de décorer.
Sans décoration.
Siècle de la vitesse.
Le lecteur est pressé.
La romancière est pressée.
Le lecteur lit à 60 à l’heure.
à 80 à l’heure.
à 35 nœuds.
à 400 à l’heure.
et :
LES PERSONNAGES SONT PRESSÉS.

- VITE. ALLONS. DÉPÊCHEZ-VOUS.

VITE.³

Il y a l’urgence intérieure (pas original, vrai pour tous les écrivains-les-vrais)
il lui faut : TRACER
Il y a les contraintes matérielles #Bessetteinstitutrice #Bessettemèrecélibataire (pas original, vrai pour beaucoup d’écrivains-des-vrais-comme-des-faux)
mais chez Bessette ça prend une de ces tournures
Bessette manque de temps + Bessette ne fait pas semblant + Bessette a du tempérament = nouvel usage de la langue = forme Bessette
Elle galope
(genre : on est des petits pottoks qui courent sauvages dans les montagnes)
et c’est là qu’elle nous scotche
cette LIBERTÉ
ce rythme de la pensée à peine pensée, ça marche
pas de chichis
joie à avancer dans l’écriture, à faire AVEC/CONTRE les mots
c’est ce qui donne à la phrase ce neuf cet inconnu ce bousculé ce brassage de mots et des grammaires⁴
et on est quoi ! dans les années cinquante ! Novarina portait des couches de coton blanc, de celles dont on fait aujourd’hui des doudous pour nos enfants
Quant au genre elle s’en balance bien Bessette de savoir si elle fait du roman de la poésie des pruneaux ou du théâtre, même pas du nouveau roman qu’elle fait, mais du nouveau nouveau #nouveaugenre #bessettequoi

Alors pour le dire (encore plus) vite : prenez Balzac, piquez lui ses rentes et sa bonne, plantez-le dans une école maternelle au milieu des années 50, flanquez lui un gosse sous chaque bras et vous aurez : Bessette (peu ou prou)

Vous pouvez imaginer aussi : la colère
fatigue manque de temps désir d’écrire ajourné fatigue reproches reproches reproches supérieurs parents d’élèves pétitions contre
Je n’ai pas de goût pour ce travail
La colère-moteur
L’auteur explose. Un bon livre est une colère⁵
Attention le plafond-acier se rapproche dangereusement, suivez-moi dans cet escalier sur le côté

VITE

Voilà, nous serons un peu plus à notre aise
Descendons (nous sommes toujours dans la chambre Bessette faut-il le préciser)
Observez ces marches plates plus longues qu’un pas d’homme, leur légère déclivité, au départ on n’y prend pas garde, assez déstabilisant n’est-ce pas
C’est un escalier à vis
Descendons encore un peu vers le sombre
Vous pouvez sur votre gauche apercevoir des ouvertures, longs conduits irréguliers qui débouchent sur l’extérieur
Air frais
Chaque ouverture est la marque du travail d’écriture de Bessette, cette fuite
Chaque livre de Bessette porte la trace de cette architecture (escalier à vis qui s’enfonce + ouvertures)
peut-être bien plus que ça
nous sommes ici dans la structure, en constante réorganisation du vivant de Bessette,
de son œuvre
de sa vie
de sa psyché
de sa chambre
= un lieu où construire/détruire, exister/disparaître, gagner/perdre, où chaque élément fait l’autre (l’œuvre fait la vie, la vie fait l’œuvre, l’œuvre fait la psyché etc. = dynamiques dans tous les sens) (toujours à l’œuvre aujourd’hui par les lectures que nous faisons de ses textes de sa vie de sa psyché etc.)
son algorithme involontaire
mais il se fait tard
l’algorithme se fige
voyez comme notre escalier à vis se fige en spirale infernale
Bessette enseigne mal
Bessette se vend mal (14 livres parus chez Gallimard entre 53 et 73) (ventes < 500 exemplaires sauf pour 4 d’entre eux qui atteignent les 1 000 exemplaires)
Bessette se vend mal malgré le soutien enthousiaste et constant de Queneau, son éditeur chez Gallimard, qui fera inscrire sur le bandeau de Lili pleure⁶ :

ENFIN

NOUVEAU

(R. QUENEAU)

Malgré le soutien de Marguerite Duras + Alain Bosquet + Claude Mauriac + André Malraux, etc.
Ça ne marche pas
Peut-être pour la simple raison qu’on ne fonde pas un gang à soi toute seule… On doit être au moins trois, pour une association de malfaiteurs⁷
Il est clair que Bessette n’est pas très douée pour se faire des alliés #syndromedepersécution et aussi : son écriture détonne, ne trouve pas sa place dans ce qu’on appellera nouveau roman
(refrain #bienconnu : on a tant besoin d’étiquettes, sur l’air #bienconnu de « j’aimerais tant voir Syracuse ») et là, à cet instant précis, on ne peut s’empêcher de penser que les années 70 et suivantes lui auraient été plus propices
Arrêtons-nous devant cette dernière ouverture
(les marches tombent ensuite dans la noirceur)
Ida, à part, silencieuse, supérieure peut-être
Dans la foule des filles
Des filles de cuisine
Celle qui a conscience de son état intolérable.
Le fou conscient
nous sommes en 1973, Ida ou le délire est le dernier livre paru d’Hélène Bessette
Bessette démissionnaire de l’éducation nationale Bessette femme de ménage Bessette en fuite, toujours suivie par trois cantines de livres
Les livres sont des cabanes, les seules où je peux vivre un peu, vivre de peu = une chambre à soi
Ida dernier livre paru
Gallimard refusera toute publication jusqu’à la mort de Bessette, en octobre 2000, quand tous les ans elle propose à son éditeur une quantité impressionnante de textes inédits⁸
Aucun de ses textes ne sortira en poche
Aucun autre éditeur ne souhaitera poursuivre l’édition d’une œuvre estampillée Gallimard (rappel : 14 titres)
On peut étrangler un livre, affirme une voix de Solilocas ou la vie sexuelle des lamproies, tragi-comédie de Liliane Giraudon écrite à la mémoire d’Hélène Bessette et d’Huguette Champroux
Et une autre :
Comment peut-il s’en tirer celui qui ne s’accommode pas des choses comme elles sont ?⁹
Celui dont l’ombre grandit au-dessus des foules inconscientes
Celui qui parle
Fût-ce par un geste
Le geste de la Mort.
Il se tue. Avant de tuer.
Ou
Il est tué. Avant de tuer
Au-dessus des foules silencieuses ou hurlantes
Les foules au langage court du slogan
Au langage péremptoire des affiches
Celui qui, d’une façon ou d’une autre, s’impose à l’attention générale.
Les foules non douloureuses cherchant au fond du ciel
Une ombre douloureuse¹⁰

Comment s’en tirent-ils les textes de Bessette ?
Un seul lecteur véritable c’est-à-dire : sincère c’est-à-dire : qui entre en contact avec le texte, le fait vivre, un seul lecteur peut suffire
Il y a eu Liliane Giraudon¹¹
Il y a eu Laure Limongi¹²
d’autres ont pris le relais¹³

continuons

Pour lire l’ensemble des textes du workshop “Elles en Chambre”, c’est ici.