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Le temps des assassins : éloge littéraire de Tchen

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Parce que l’Occidental a oublié le sang. Qu’il croit avoir déjà rédimé le corps par quelque incarnation, une fois pour toutes. Par une loi qui s’est faite chair au prix d’un sang versé, d’un cruor, mais une fois pour toutes (Jésus, Louis XVI). Cette légèreté de l’Occident avec la loi, son absence de cruauté. Tout ce qu’il en veut savoir de la cruauté, c’est à peu près la recette du cuisinier : on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. (Jean-François Lyotard, « Pour G.B. »)

Lues et relues vingt fois les premières pages de La Condition humaine de Malraux. Obsessionnel retour sur les lieux du crime par lequel s’ouvre le roman avec cette phrase de Rimbaud en tête : « Voici le temps des assassins », que Henry Miller associe à l’exigence de formes nouvelles en littérature – lesquelles chez le poète ne sont pas étrangères à une refonte politique et morale des âmes et des corps, lui qui vers dix-sept ans écrivit une Constitution qui fasse honneur aux revendications de la commune. Les premières pages s’ouvrent sur un crime dont dépend le bon fonctionnement de la révolution prolétarienne – l’obtention d’armes nécessaires à sa réalisation dont la finalité est l’arrachement de l’ouvrier à ses conditions de travail, douze heures par jour pour quelques yuans. Assujettissement des corps au système de production capitaliste-industriel, à l’iniquité foncière du système comme à « toutes nos horreurs économiques » – Rimb-again – qui font l’inhumaine condition de l’homme. Le sentiment d’injustice et la volonté de la réparer est le mobile de ce sacrifice dont Tchen a la responsabilité. La révolution est entre ses mains aussi tangible que la lame de rasoir et le couteau qu’il tient non sans angoisse, ni hésitation, puisque c’est de la chair d’homme qu’il va lui falloir transpercer.

S’ouvre alors un temps propre à la possibilité du meurtre… pages dans lesquelles se signe à travers l’écriture de Malraux l’accointance entre l’imminence du crime et l’expérience d’un Hors-Temps dont Tchen lui-même sortira transformé avec le regard d’un mort sur le monde des vivants.  Il se trouve face au lit où repose l’homme qu’il doit sacrifier à la Révolution. Des coups de klaxon dans la rue « là-bas, dans le monde des hommes… ». Répugnant au crime qu’il va commettre, il se trouve immobile, face au corps, « dans cette nuit où le temps n’existait plus ». Tchen accède conjointement au Hors-Temps et à l’inhumanité au moment précis où il s’apprête à transgresser l’Ordre des ordres : « Tu ne tueras pas ton prochain ». Un homme n’étant humain que s’il obéit aux réquisits de la Loi dont le respect le porte en humanité, comme on porte quelqu’un en sainteté canonique au regard de l’adéquation de ses gestes à l’idéologie érigée en dogmes des paraboles christiques.

Voici le temps des assassins… Temps-Mort, Hors-la-Loi, comme une parenthèse dans le temps de l’affairement généralisé – ce temps que gère le système en le mettant à profit. Temps-Mort qui se performe dans l’imminence du crime et tient celui qui le commet par-delà le bien et le mal dont « on nous a promis d’enterrer dans l’ombre », avec la rémission des péchés – Rimb-always – « l’arbre » du fruit interdit dans lequel une écervelée croqua et qui, en brisant l’ultime interdit des origines (l’accession au savoir) plongea l’homme dans le temps des souffrances et précipita sa chute de l’éternité acquise à sa condition de mortel. Les premières pages de La Condition humaine redoublent cette condition mortelle – qui fait le propre de l’homme au commencement mythique de son histoire séculaire – par la condition criminelle… L’une est la doublure de l’autre et ne va pas sans elle. De même que le péché consubstantiel à l’idée biblique d’humanité vient avec la chair promise à la poussière.

Retour de Tchen dans la caverne le crime une fois commis – « rien de vivant [pas même un chat] ne devait se glisser dans la farouche région où il était jeté ; ce qui l’avait vu tenir ce couteau l’empêchait de remonter chez les hommes ». Monde vu autrement faite l’expérience du temps inhumain d’où il revient et transfiguration du visible – en proie à l’« horreur des figures et des objets d’ici » comme dirait l’auteur des Illuminations. Tchen ère alors telle une ombre d’homme parmi les hommes tandis qu’il traverse Shanghai en taxi. Il porte la mort avec lui, s’est confondu à elle tout comme son sang est devenu celui de l’homme qu’il vient de tuer. Le taxi l’emporte où ses compères révolutionnaires l’attendent. Il traverse des quartiers ouvriers comme on traverserait les eaux du Styx signant la limite de deux mondes. « Abandon et silence. Chargées de tous les bruits de la plus grande ville de Chine, des ondes grondantes se perdaient là comme, au fond d’un puits, des sons venus des profondeurs de la terre : tous ceux de la guerre, et les dernières secousses nerveuses d’une multitude qui ne veut pas dormir. Mais c’était au loin que vivaient les hommes ; ici, rien ne restait du monde, qu’une nuit à laquelle Tchen s’accordait d’instinct comme à une amitié soudaine : ce monde nocturne, inquiet, ne s’opposait pas au meurtre. Monde d’où les hommes avaient disparu… ». C’est, en même temps que le no man’s land auquel ouvre l’expérience du meurtre accompli, le monde lui-même qui est perçu devoir disparaître au profit d’un autre et ne plus apparaître alors tel qu’il est tel qui se donne à voir – mais comme une concrétion accidentelle de toits aux tuiles pourries – froide et répugnante – sous laquelle travaille un néant libérateur, des puissances chtoniennes, invisibles, porteuses de mort et de transformations à venir. La transgression de l’ordre des ordres se voit ainsi redoublée par la transgression de l’ordre lui-même qu’est celui du visible – espace homogène pour tous les autrui et temps universellement identifiable à celui des horloges. Tchen, passé l’expérience du crime, perçoit ces forces qui sont comme d’un autre monde et appelle la transformation du notre. La révolution est en marche. Elle vient de la nuit comme du monde des morts auquel on l’assimile tout naturellement. Un monde nouveau s’annonce alors comme un nouveau décor pour une humanité nouvelle. Transfiguration du sensible comme des données impérieuses de l’existence. Table rase sur les milliards de squelettes qui nous ont historiquement précédés comme autant de modèles clos des possibilités humaines. Avec toutes leurs manières de voir – leurs représentations du monde – leurs Weltanschauung… leurs idées et leurs arts. Tchen est le Grand Voyant. Son crime l’aura élevé à cet état. L’invisible déroule sous ses yeux aussi prégnant que les toits et les façades de Shanghai que reflètent ses pupilles. L’Être et le Néant qui le travaille de l’intérieur se donnent dans le même temps pour qui se vit tout autant mort que vivant…

Changer le monde – foi et objet de la Révolution – c’est-à-dire rien d’autre que changer l’homme selon l’idée qu’on s’en fait et qu’il s’agit de réaliser dans le temps historique – Liberté – arrachement à l’inhumaine condition du système comme jadis au pouvoir royal… l’arracher à sa condition d’homme, en somme. Ce passage d’une ère à l’autre, dans laquelle la transfiguration de l’humanité tout entière est en jeu réclame une pause dans le procès historique et son mainstream dominant. Une interruption du monde qui va phénoménologiquement son cours – un temps mort durant lequel l’ordre qui y règne (l’ordre des valeurs et, avec elles, cette valeur suprême au regard des vivants qu’est la vie à tout prix – y compris dans les chaînes – Tchen se sacrifiera dans un attentat suicide…) soit aboli dans l’exercice même de sa puissance – dans sa force contraignante – laquelle repose sur l’adhésion stupide des cœurs aux valeurs qu’il arbore, pareille à un lavage nord-coréen de cerveau selon cette coïncidence qui existe entre la croyance et l’être : « Je me crois en enfer, donc j’y suis ». Une pause – un temps mort – que performe précisément l’écriture comme activité séparée en ce qu’elle ouvre et déploie dans son exercice même un espace et un temps qui n’est pas l’espace-temps dans lequel se déploie le système – cet espace qu’est le monde comme objet à exploiter et ce temps qui est le temps du travail, de l’exploitation à l’œuvre – le temps historique. Le temps des pointeuses assujetti à celui des horloges dans un monde à la mesure du Panopticon. (Big Brother nous regarde et comme l’Oncle Sam nous pointe du doigt, « I want you… Nearest recruiting station ». Et de braves gars qui foncent…).

Le monde étant le monde humain, puisqu’il se donne à voir avec notre esprit et les formes de notre sensibilité, toucher à l’un est forcément toucher à l’autre. Toucher au visible est toucher à l’homme, comme perception et conscience. Toucher aussi à son système de valeurs – son idéologie – si, comme on le croit, on perçoit le monde avec nos valeurs, tels des filtres moraux, des concepts a priori au fondement de nos esthétiques respectives (car elles peuvent être, comme les goûts, diverses et contradictoires, donc en luttes). Congruence du visible et du moral. Les valeurs sont l’inconscient du jugement d’existence et le contenu voilé des formes a priori de la sensibilité. Une vieille intuition décelée chez Rimbaud encore une fois : « Je ne voyais pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme », et aussi, « Je voyais le travail fleuri de la campagne et le ciel avec son idée » – Dieu en l’occurrence, et toute la batterie d’interdits et d’obligations qui sont attachées à son absence de nom. Sa parole se donne à entendre en même temps que la vision du monde dont il est le créateur. L’ordre des ordres, « Tu ne tueras pas ton prochain », à voir en même temps que la chair impénétrable des corps dénudés. Tchen enfonça l’arme du crime dans son propre bras avant de transpercer le corps de celui qu’il lui faut sacrifier pour espérer pouvoir changer le monde. Empathie du criminel avec sa victime. Savoir – éprouver – qu’elle sera sa dernière sensation et devenir dans cette douleur même son semblable. Son propre sang mêlé à celui du mort. Confusion de la condition mortelle et de la criminelle. Vérité du mythe des origines.

Voici le temps des assassins… Quelque chose de sans nom et qui pousse dans les revers de la conscience résiste à l’œuvre de celui qui ne veut pas qu’on le nomme comme à l’observance non critique des règles qui font le jeu social et en garantissent la pérennité. L’inertie des mœurs en cours. L’enferment de l’homme sur lui-même et l’ensemble de ses valeurs. « Je me suis armé contre la justice». Tel est l’un des réquisits pour celui qui fait vœux d’écrire semble-t-il, si par justice on entend l’exécution positive de règles dont la légitimité même n’a pas été questionnée, mise en doute, prise pour argent comptant. Une saison en enfer est la description de cet enfermement de l’homme sur sa définition – et le progrès historique censé en réaliser à terme l’essence – selon la perspective de celui qui a cru pouvoir en sortir. Celui qui crut, par la littérature et le seul exercice qu’est l’écriture arrachée aux formes vieilles pouvoir transformer les âmes et les corps en donnant à celle-ci des formes nouvelles. Tout est de ce point de vue question d’esthétique – l’ontologie, la politique, la morale en découlent. Rimbaud touche à tous ces plans, avec la très adolescente volonté de les transformer. Transformation dont l’édification repose comme sur ses fondements sur la possibilité d’opérer une transfiguration du visible. Un drôle d’humanisme en découle au passage… le poète « est chargé de l’humanité, des animaux même », qui fait part à la bête. À l’inhumain. À ce qui excède l’homme et sa définition spécifique. Son esprit. Son logos. Pour arriver à cela il faut d’abord qu’il se fasse voyant « par un long et raisonné dérèglement de tous les sens ». Devenir comme il le dit plus loin dans sa fameuse lettre « le grand criminel » en touchant à rien de moins qu’aux formes a priori de la sensibilité par lesquelles le monde se donne à chacun comme unique, selon une esthétique commune donc, un espace et un temps partagé dans lequel se tient la communauté des semblables. Ce qui revient – par ce geste – telle est ici notre obsession – à commettre un crime contre le Dieu de la Genèse – « le grand criminel » est aussi nommé « le grand savant » – celui qui re-commet en acte la transgression de l’interdit des origines édicté par celui dont le monde visible est la création. Crime absolu, que seule la Révolution française mit à exécution sur le plan politique en plaçant l’homme nouveau – l’homme libre – affranchi de toute transcendance comme de toute servitude et de tout passé – au centre (illusoire) de son édifice. Le geste littéraire de Rimbaud est identique dans son aspiration à changer les âmes et les corps à celui de la Révolution française qui reste sur ce point paradigmatique. Cela ne va pas sans un réel cruor. Un mépris, même, chez lui, pour ce qui fit jusqu’ici les ressorts de l’humanité, selon les belles aspirations hédonistes du vieil humanisme. « Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bon de la bête féroce ». Visage inhumain de celui qui veut changer l’homme en se faisant l’égal de la bête – et non l’égal de l’idéal sur-homme au mépris de ceux qui ne sont pas de son rang. C’est dans cette inhumanité-là qu’il puise la force et l’obsession d’accomplir ce changement dans la vaine folie de corriger les injustices de toujours. Jets d’encre, comme autant de coups de sang au nom d’une justice réelle. S’en prendre à l’idéale humanité comme à son supputé créateur, comme au monde même qu’il lui a offert d’habiter dans la souffrance. Artaud en aura fait son grain. La cruauté est chez lui l’expression même de cette souffrance son double et son renversement, tout comme le théâtre possède son double, tout comme la condition mortelle se redouble en condition criminelle. Contre la belle idée d’homme, son être est « de faire caca ». Contre Dieu, tout ce qu’il dit pour en finir avec lui comme avec son jugement.

Sur cette ligne qui va du criminel révolutionnaire au geste littéraire Blanchot enfonce le clou dans la main droite du Seigneur : « L’écrivain se reconnaît dans la Révolution. Elle est sa vérité. Tout écrivain qui, par le fait même d’écrire, n’est pas conduit à penser : je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en réalité n’écrit pas ». Parlant de Sade qu’il assimile à la figure paroxystique de l’écrivain : « son œuvre n’est que le travail de la négation même, son expérience le mouvement d’une négation acharnée, poussée au sang, qui nie les autres, nie Dieu, nie la nature… ». « La littérature se regarde dans la révolution, elle s’y justifie, et si on l’a appelée Terreur, c’est qu’elle a pour idéal ce moment historique, où [selon le mot du marquis] “la vie porte la mort et se maintient dans la mort même”… ». De Kafka à Kafka.

Tchen revenu parmi les vivants, les paroles de ses compères « n’étaient bonnes qu’à troubler la familiarité avec la mort qui s’était établie dans son cœur ». Cette familiarité lui vient du crime qu’il vient de commettre. Cette existence en puissance criminelle non seulement transforme son regard sur le monde mais lui aura révélé ce qui s’impose comme le double de ce que l’on tient pour le propre de la nature humaine : son inhumanité réelle, au regard des convenances qui enveloppent sa définition, comme l’autre puissance associée au fait même d’exister. Son revers. La part sombre. Le domaine des pulsions étrangères à la Loi qui l’habitent et l’animent, le poussent à agir dans le monde contre ce monde-même. Ce qui excède l’humain de l’intérieur et l’idée qu’on s’en fait en somme. Pourtant son crime est commis au nom d’une justice réelle – une réparation des torts historiques qui polluent l’humaine condition. Il y a là tous les ingrédients d’un renversement éthique dans l’exercice même de l’impiété. Transgresser la Loi, d’obédience divine ou en reprenant les principes fondamentaux, au nom d’une justice sociale qui ne soit pas celle du système établi. C’est de cette inhumaine part là que se fait entendre le cri en faveur d’une justice souveraine et inaliénable contre celle qui va son cours avec son lot d’injustices séculaires. Contre l’inhumanité du système qui lui est inhérente. Pour ne pas dire consubstantielle.

La littérature – celle qui dans son aspiration à faire de l’existence son domaine d’expérimentation en y jetant tous les troubles dont le langage est capable – possède indéniablement quelque chose de criminel, de dangereux, au regard des normes qui balisent et formatent notre sensibilité la mieux établie – la plus idiomatiquement têtue – la plus convenue – la plus bourgeoise – c’est-à-dire la plus à même de reconnaître sans en discuter la légitimité les valeurs qui sont celles du pouvoir, quelle que soit sa source et son instance, et donc d’en consacrer, par-là, la puissance et l’efficacité. Comme l’exercice appliqué d’un réel droit de retrait et de désobéissance instinctive mené contre la voie unique de l’utile et du rentable… une menace pour la stabilité de l’espace social qui en a gobé tous les codes et toutes les contraintes. Ce n’est pas pour rien qu’on ne publie plus (ou presque) ce genre de littérature dans laquelle le langage commun fait lui-même l’objet d’une certaine violence – en expérimente les possibilités – comme pour faire entendre des voix inhumaines… d’autres idiomes parfaitement étrangers à l’idiomatique béatifique à laquelle les âmes doivent souscrire si elles veulent avoir une chance de survivre matériellement dans la société qui l’a produite et s’en porte garante – parler une autre langue interdisant tout bonnement l’inclusion en son sein et l’accession aux droits qu’elle garantit pour ses adeptes. Parce qu’y est à l’œuvre, dans cette littérature-là, étrangère aux sociolectes comme à toutes les attentes, des pulsions dont la violence, l’anarchisme, la cruauté, la destruction sont le pendant, des pulsions mortelles pour la représentation commune, le bon sens, la belle langue, le bon ton et le morne bien vivre ensemble dont la compromission pompeuse d’énergies est la condition d’existence, pleines des potentialités de l’effroi, telles des gorgones, cette littérature-là, alors que nous aspirons tout naturellement à n’être que de bons vivants. Contraints à ne vouloir parler que la langue du tout-un-chacun. Des barbares campent au cœur de l’Occident des valeurs plume en main, qui le menace d’étranglement. Tchen, qui ne parle pas la langue de l’ancienne Chine impériale – ce barbare descendu des plaines mongoles – tout comme il ne parle pas la langue de ceux qui font régner sur Shanghai la loi mondiale du commerce, ou s’y refuse, est l’homme qu’il nous faut.

*Post-Scriptum actualité oblige… Tchen. Et non cet Anders Breivik dont Richard Millet fait l’éloge en comparant son mini-génocide personnel psychotique à l’acte littéraire pur. Dans sa fausse équation entre la littérature et le mal. Si la littérature a affaire avec le crime, et l’inhumain, son cri n’est pas une fascination, même réprouvée publiquement, pour le meurtre de sang-froid, la belle « aisance technique du criminel et la perfection matérielle que peut prendre le Mal » comme l’affirme Millet (Tchen hésite à commettre le meurtre qui lui a été confié). Considération pour le moins esthétisante d’obédience techno-scientifique semblable en tout point à l’inhumanité que véhicule le système – une vision froide et logique de la vie comme puissance d’exécution, en ce qui la concerne soumise à la réalisation de la croissance du capital et une fascination pour la sublime perfection amorale de la technoscience qui sert son développement. Esthétique tout aussi fascinante que celle dont fit montre le nazisme dans son goût triomphal pour le morbide et la déshumanisation de l’autre homme, esthétique dont le corolaire historique fut la très rôdée logistique mise à exécution de manière industrielle pour mener l’extermination – voies ferrées et camps de travail histoire de rentabiliser au passage les dernières forces de ceux qui étaient appelés à mourir… Le modèle de l’activité littéraire ne peut être empirique. Aucun homme, par ses actes, en être l’incarnation. Les révolutions dont la littérature porte le modèle et la Terreur qu’on lui adjoint, ses crimes contre l’humanité, ne sont que virtuels… c’est la remise en cause de l’idée d’homme qui y est en jeu, et non la vie de quelques présupposés hippies représentant une menace pour l’ordre moral selon l’idéologie civilisationnelle du surhomme de bonne race et de bonne confession qui continue d’hanter l’Europe. Haro sur les cons et les idéologues. L’écrivain est un « juif ». Non un nazi en puissance. Un « juif » et aussi un « nègre ». Son crime est de n’être pas d’ici. Sourd à la loi du siècle comme au narcissisme de l’Occident. Sujet à ce qui le transcende sur place. Lui vient d’ailleurs. Telles ces voix illocalisables qui s’incarnent dans le corps du texte de fiction. Tel le bruit sourd de la terre et ses sombres puissances qu’entend Tchen de retour parmi les vivants. Sujet à ce qui lui interdit de n’être qu’un homme et rien qu’un homme une fois pour toute au regard de la Loi. Sujet à ce qui le désempare et le désarme de sa pleine volonté de puissance comme à ce qui lui refuse la dangereuse affirmation de l’Ecce Homo. En proie aux pulsions légitimes pour la vie hors des chaînes et son nécessaire corrélat qu’est « le droit à la mort » dont parle Blanchot comme revendication associée à l’espace littéraire. Il y a là une guerre de droit à mener dans les lettres. Et la littérature, puisqu’il semble que ce soit elle qu’on attaque à travers la personne de Millet selon ses dires, n’est pas de fait (les accusations qu’on lui porte tout azimut en sont la preuve), un espace idéologiquement neutre dénué de stasis, telle une Suisse rêvée peuplée d’académiciens en proie aux vertiges de l’autocongratulation… Rimbaud après avoir envoyé ses poèmes pour la première fois à Verlaine celui-ci lui répond « Vous êtes prodigieusement armé en guerre !… ». Reste que sa révolte n’aura été qu’une « révolte logique », et que « Les criminels [de fait, et à ses yeux] dégoûtent comme des châtrés ». Voici le temps des assassins… Leurs crimes sont de représentation. Ils portent sur les essences et les formes. La littérature n’a que faire des faits divers, même parés de toute la symbolique dont l’enrobe de souffreteux cerveaux : « Voici venu le temps de tuer le veau gras et d’armer les justes… ». Tristan Egolf, Le Seigneur des porcheries.

Texte © G. MAR – Photos © DR
Pour relire les textes précédemment publiés sur D-Fiction du feuilleton “The Beat Degeneration”, c’est ici.


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